Du mépris colonial au génocide. De l’Algérie à la Palestine. (Partie 1)

Par Yazid Ben Hounet

« Depuis 2019, l’Algérie a connu plusieurs changements politiques, via des élections qui, si elles n’ont pas mobilisé beaucoup d’électeurs, se sont néanmoins déroulées de manière transparente – grâce au travail de l’Autorité nationale indépendante des élections (ANIE). L’armée n’a pas été utilisée pour réprimer la population algérienne, ni d’autres populations d’ailleurs. Les seuls militaires morts dans leur mission l’ont été en sauvant des citoyens lors des incendies survenues au mois d’août 2021 en Kabylie. Sur la même période (2019-2021) : la France, septième puissance militaire du monde, en opération dans plusieurs pays – dont le rapport Duclert (2021) a mis en avant le rôle d’appui dans le génocide au Rwanda –, soutenait militairement encore le dictateur tchadien Idriss Déby (mort le 20 avril 2021). En métropole et dans les territoires ultra-marins, le mouvement social des Gilets jaunes faisait l’objet d’une des répressions les plus féroces depuis 1962. Au Maroc, une bonne partie de l’armée demeurait employée à occuper illégalement le Sahara occidental, et à y réprimer les populations locales. Israël, quant à elle, utilisait encore son armée pour maintenir son occupation coloniale, mettre au pas les Palestiniens et bombarder Ghaza de manière répétée.

Curieusement, dans les médias mainstream français et francophone (et au-delà), l’Algérie est toujours dépeinte comme une dictature ou un régime militaire. Il y est à peine permis de s’inquiéter
de la dérive autoritaire de la France. Le Maroc est encore présenté, en particulier dans Le Monde, comme un ami de la France « à l’inquiétante régression autoritaire » – pas encore un régime autoritaire donc. Et Israël est, bien entendu, toujours « la seule démocratie du Proche-Orient ».
À méditer… »

***

« Dans le tumulte de cette hogra médiatique, en contexte postcolonial, Frantz Fanon (1961), encore et toujours, nous indique le cap : « Nous ne sommes rien sur cette terre, si nous ne sommes d’abord les esclaves d’une cause : la cause des peuples, la cause de la justice et de la liberté. Et je veux que vous sachiez que même au moment où les médecins avaient désespéré, je pensais encore, oh dans le brouillard, je pensais au peuple algérien, aux peuples du Tiers-Monde et, si j’ai tenu, c’est à cause d’eux » (1961) .
Aux peuples réellement opprimés
Aux Palestiniens et Sahraouis.
Aux Algériens éclairés et solidaires »

En 2021, j’ai publié un petit essai critique en Algérie, intitulé Hirak et propagande médiatique en contexte postcolonial qui commençait et finissait par les deux passages mis ici en exergue (avant-propos et épilogue). J’y développais notamment une thèse confirmée par le traitement politico-médiatique français du génocide en Palestine et le récent positionnement de la France s’agissant du Sahara Occidental (30 juillet 2024) : l’invisibilisation de la colonisation de la Palestine – et celle du génocide en cours depuis octobre 2023 –, mais aussi celle du Sahara Occidental, ont pour corollaire la diabolisation de l’Algérie. Ce pays est un immense cadavre dans le placard de la « bonne conscience néocoloniale » et une arête dans la gorge de certains groupes en France, en raison notamment de son soutien indéfectible aux causes palestinienne et sahraouie. Ce déni ou plus encore ce mépris colonial est à ce point prégnant qu’il favorise en France l’émergence d’une doxa génocidaire, ce qu’Alain Gresh et Sarra Grira ont qualifié à juste titre « d’escorte médiatique d’un génocide » .
1 Lettre de Frantz Omar Fanon envoyée peu de temps avant sa mort à son ami Roger Taïeb.
2 Gaza. L’escorte médiatique d’un génocide, 8 janvier 2024 : https://orientxxi.info/magazine/gaza-l-escorte-mediatique-d-un-genocide,6983

La publication de mon essai avait suscité, à l’époque, quelques petites polémiques et médisances de la part de collègues de l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, mais aussi de chercheurs en Algérie qui sans l’avoir lu ont considéré qu’il s’agissait d’un ouvrage contre le hirak et donc en soutien du « régime » ou du « pouvoir » en Algérie. Ces petites disputes m’ont permis de mieux saisir l’ampleur du mépris colonial et de l’Algérophobie, en France, y compris de la part de collègues censés être spécialistes de l’Afrique du Nord et du Proche et Moyen-Orient. J’ai découvert aussi que certains chercheurs en Algérie demeuraient, encore au 21ème siècle, aliénés à la doxa coloniale ou néocoloniale. Espérons, en cette période de crise et de vérité, que le génocide à Gaza contribuera du moins, pour reprendre les mots de Frantz Fanon (cf. infra), à démystifier définitivement les plus aliénés des colonisés.
Lorsque le hirak a surgit en février 2019, je m’en suis réjoui et j’ai publié un texte dans le journal français AOC (Analyse Opinion Critique) . Le responsable de ce journal a ensuite accepté deux autres de mes analyses en lien avec le sujet, dont l’un sur les apories du traitement médiatique du hirak et un autre où j’annonçais les évolutions prévisibles en Algérie . Mes textes, pourtant étayés, ont ensuite été refusés dans les médias en France et j’y ai vu prospérer des « spécialistes » en tout genre. Petit exemple : en mars 2019 déjà, j’avais été contacté, puis écarté, d’une émission de la chaine LCP (La chaine parlementaire, une chaine publique). A été préféré comme « spécialiste de l’Algérie », un certain Mohamed Sifaoui, actuellement empêtré dans le scandale du détournement des fonds Marianne (suite à l’assassinat terroriste de l’enseignant Samuel Paty). Bien que n’ayant aucune compétence scientifique, il a été préféré à un chercheur du CNRS car il a pour lui deux compétences que je n’ai pas. 1. Il flatte les penchants islamophobes d’une partie des rédactions et du public français. 2. Dans un réflexe propre aux supplétifs néo colonisés, il a pu écrire, sans se dédire, que « l’Algérie est le pays le plus raciste au Monde » (1er juin 2021). Toute honte bue, on le voit encore en août 2024, invité sur la chaine LCI, justifier le génocide en cours en Palestine en s’étonnant « qu’il n’y ait pas plus de morts à Gaza » (2 août 2024, 20h49). On pourrait déjà conclure ici que le tropisme colonial de LCI est tel qu’il autorise cette chaîne à s’affranchir du minimum de décence à l’égard des victimes innocentes : les enfants palestiniens, en premier lieu, morts par milliers dans le cimetière pour enfants qu’est devenu Gaza ; Samuel Paty, en second lieu, et sa famille particulièrement choquée par les auditions au Sénat concernant le scandale des fonds Marianne, et en particulier celle de Mohamed Sifaoui .
J’ai pour ma part continué à publier dans la presse en Algérie et j’ai rassemblé tous mes textes sous la forme d’un essai. Voici donc la genèse de Hirak et propagande médiatique en contexte postcolonial, publié en 2021.
J’analyse, pour ma part, cet épisode et les multiples censures que j’ai subi en France comme des manifestations de ce mépris colonial.

Le lendemain du 7 octobre, j’ai pu saisir avec effroi l’ampleur de ce mépris qui explique en grande partie la montée importante de la droite et de l’extrême droite en France, mais aussi le soutien inconditionnel à l’État colonial d’Israël, puis le relativisme et la mise en silence d’un génocide en cours – un génocide en stream-live, sans aucun doute le mieux documenté au Monde, et pourtant le plus invisibilisé par la doxa politico-médiatique française, mais aussi européenne et nord-américaine.

3 Yazid Ben Hounet, « Algérie : brève sociologie d’une deuxième révolution », AOC, 13 mars 2019 : https://aoc.media/opinion/2019/03/13/algerie-breve-sociologie-dune-deuxieme-revolution/
4 Yazid Ben Hounet, « « Système », « caste », « clan » et « ruses » en Algérie : médiocrités et apories de l’analyse médiatique », AOC 22 mars 2019 : https://aoc.media/opinion/2019/03/22/systeme-caste-clan-ruses-algerie-mediocrites-apories-de-lanalyse-mediatique/
5 Yazid Ben Hounet, « Par-delà l’armée, l’autoritarisme et l’islamisme : l’Algérie entre dynamiques sociales et logiques d’État », AOC, 1er avril 2019 : https://aoc.media/opinion/2019/04/01/dela-larmee-lautoritarisme-lislamisme-lalgerie-entre-dynamiques-sociales-logiques-detat/
6 « Fonds Marianne : la famille de Samuel Paty choquée par les auditions au Sénat », Ouest France, 15 juin 2023 : https://www.ouest-france.fr/societe/justice/fonds-marianne-apres-les-auditions-au-senat-la-famille-de-samuel-paty-choquee-c2d5e086-0b91-11ee-b114-e17c9aa1db34

J’ai compris, à ce moment-là, en dépit de tous les discours de façade, que le point de vue, et plus encore les vies des colonisés comptaient toujours « pour du beurre » aux yeux des dites « consciences civilisées ». J’ai vu comment la machine politico-médiatique s’est mise en œuvre pour travailler les consciences collectives en invisibilisant d’une part les souffrances des Palestiniennes et Palestiniens, ante et post 7 octobre, et en promouvant d’autre part un consentement au massacre sous couvert d’un hallucinant « droit d’Israël à se défendre ».
« Il ne faut pas dire qu’un acte froisse la conscience commune parce qu’il est criminel, mais qu’il est criminel parce qu’il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce qu’il est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons», écrivait fort justement Emile Durkheim . C’est ainsi qu’au lendemain du 7 octobre on a façonné les sentiments collectifs en France (mais aussi en Europe et aux USA) – drapeaux israéliens sur la tour Eiffel, sur des édifices de la République ; directs 24h/24h sur les différentes chaines de télévision, focus sur les victimes et les proches de victimes israéliennes, propagations des fakes news jusque chez Biden, comme celle des bébés décapités, interdiction des « oui, mais… », menaces d’apologie du terrorisme, impossibilité de contextualiser, etc. – pour faire en sorte que le public réprouve de la plus forte des manières les attaques du 7 octobre, qui ont fait près de 1200 victimes dont environ 2,75% d’enfants (moins de 18 ans) selon le décompte de l’UNICEF de la mi-novembre 2023.
C’est ainsi également qu’au fur et à mesure qu’Israël perpétrait son génocide, on a fait silence sur les réalités des massacres perpétrés par l’armée israélienne, que les souffrances des Palestiniens sont devenues des sujets relégués dans la presse, qu’on a nié, relativisé les avertissements des juristes, des organisations de défense des droits humains, de la CIJ, de la CPI, multiplié à la télévision les « oui, mais.. » jusqu’à l’écœurement, qu’on a criminalisé les soutiens à la Palestine, que le gouvernement, les institutions et des intellectuels ont participé de cette criminalisation, et qu’on a tenté, et continue encore, de façonner l’opinion publique de telle sorte qu’elle accepte comme allant de soi la mort de plus de 40 000 victimes palestiniennes (près de 186 000 selon l’estimation d’une correspondance du The Lancet, du 5 juillet 2024, plus de 100 000 selon les estimations début juillet 2024 de l’analyste militaire Guillaume Ancel) , dont plus de 40% d’enfants. Et ce n’est malheureusement pas fini.
Le 17 octobre 2023, quelques jours après le 7, j’avais transmis, sur la mailing list de discussions internes à l’EHESS, un petit texte en mémoire du 17 octobre 1961, en conseillant, notamment pour prendre un peu de recul avec « l’actualité tendue du moment », la lecture de l’article d’Agnès Maillot, « La Presse française et le 17 octobre 1961 », publié en 2001 . Je recommandais également le documentaire de Daniel Kupfertsein, « 17 octobre 1961, dissimulation d’un massacre », réalisé la même année (2001). J’avais pensé que l’évocation de ce crime de l’histoire coloniale française, perpétré qui plus est sous les balcons de beaux quartiers parisiens et jusque Nanterre (et les environs), serait de nature à faire réfléchir les étudiantes et étudiants, la présidence et les collègues de l’EHESS (et des centres de recherche sous sa tutelle). C’est qu’on voyait déjà poindre au sein même de l’EHESS – sous couvert d’apologie du terrorisme – l’amorce d’une séquence maccarthyste qui s’est amplifiée les mois qui ont suivi, visant
7 Émile Durkheim, « Définitions du crime et fonction du châtiment », in De la Division du travail social, Paris, PUF, 12e éd., 1960 [1ère éd. 1893], p. 35-39.
8 Rasha Khatib, Martin McKee, Salim Yusuf, “Counting the dead in Gaza: difficult but essential”, The Lancet, Volume 404, Issue 10449 : 237-238, July 20, 2024 : https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)01169-3/fulltext
9 Maillot Agnès , 2001, La Presse française et le 17 octobre 1961, Irish Journal of French Studies, 1: 25-35.
10 Message du président à la suite des événements au Proche-Orient – 9 octobre 2023 : https://www.ehess.fr/fr/communiqué/message-président-suite-évênements-proche-orient-9-octobre-2023

à criminaliser les perspectives anti-coloniales ou décoloniales , et donc pro-palestiniennes, ainsi que, par la suite, celles et ceux dénonçant le génocide en cours en Palestine. La rhétorique de « l’apologie du terrorisme » a été brandie pour étouffer toutes les voix critiques – y compris auprès des universitaires spécialistes du Proche-Orient et du Monde Arabe. Dans les semaines qui ont suivi le 7 octobre, un large collectif de chercheurs travaillant en France s’est opposé dans une déclaration à cette dérive . Celle-ci s’est néanmoins poursuivie par la suite. Par exemple, le 9 juillet 2024, François Burgat, directeur de recherche émérite du CNRS, était placé en garde à vue pour « apologie du terrorisme » .
Ces mesures d’intimidation, de répression et de censure se sont multipliées : outre l’interdiction des premières manifestations de soutien à la Palestine, citons les nombreuses conférences interdites ou annulées (comme celles de Rima Hassan et de l’Union Juive Française pour la Paix), le Dr Ghassan Abu Sittah interdit d’entrée sur le territoire français (le 4 mai 2024) ; l’arrestation et la garde à vue de 88 étudiants suite à une occupation de la Sorbonne (7 mai 2024) ; toujours le 7 mai : blocage du campus de Sciences Po vers 7h du matin. Vers 10 heures, deux étudiants sont interpellés et placés en garde à vue ; on ajoutera les conseils de discipline qui se sont mis en place dans différentes universités .

Que l’Etat français et son personnel politico-médiatique (et une partie du monde académique) aient, plus de 62 ans après les faits, encore des difficultés à reconnaitre pleinement le plus grand massacre d’État de la 5ème République française – la répression d’État la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine, selon les historiens Jim House et Neil MacMaster (2006) – explique, à mon avis, leurs incapacités à voir, entendre et comprendre les souffrances des Palestiniennes et Palestiniens, le fait colonial et les crimes qu’il génère en Palestine, allant jusqu’à nier ou atténuer les alertes, les plausibilités , puis les rapports (ex. Human Rights Council de l’ONU et FIDH ) concernant le génocide à Gaza.
11 Inès, étudiante à l’EHESS, raconte sa convocation pour apologie du terrorisme, Rapports de force, 17 avril 2024 : https://rapportsdeforce.fr/classes-en-lutte/ines-etudiante-a-lehess-raconte-sa-convocation-pour-apologie-du-terrorisme-041720991
12 « Défendre les libertés d’expression sur la Palestine : un enjeu académique » : https://docs.google.com/forms/d/e/1FAIpQLSfvJoKtwz0N_h_m7BgbboBUuJK5Wl9hZWCfjTgnX1DJpVtXCw/viewform
13 Communiqué intersyndical, 11 juillet 2024 : https://academia.hypotheses.org/57186
14 Cf. les communiqués syndicaux : « Contre la répression et les atteintes aux libertés d’expression en soutien aux Palestinien-nes dans l’ESR, étendre la mobilisation et la solidarité ! » Sud Education and Solidaires, 9 Mai 2024 : https://www.sudeducation.org/communiques/contre-la-repression-et-les-atteintes-aux-libertes-dexpression-en-soutien-aux-palestinien-nes-dans-lesr-etendre-la-mobilisation-et-la-solidarite/ Non à la répression du mouvement de soutien au peuple Palestinien, Solidaires, 3 Mai 2024 : https://solidaires.org/se-syndiquer/a-propos-de-solidaires/actes/9e-congres-de-lunion-syndicale-solidaires-avril-2024/non-a-la-repression-du-mouvement-de-soutien-au-peuple-palestinien/
15 House Jim & Neil MacMaster, 2006, Paris 1961, Algerians, State Terror, and Memory, Oxford, Oxford University Press.
16 Application de la convention pour la prévention et la répression du crime de génocide dans la bande de Gaza (Afrique du Sud c. Israël) , Cour Internationale de Justice, 26 janvier 2024 : https://www.icj-cij.org/sites/default/files/case-related/192/192-20240126-ord-01-00-fr.pdf
17 Anatomy of a Genocide – Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in the Palestinian territory occupied since 1967 to Human Rights Council – Advance unedited version (A/HRC/55/73) : https://www.un.org/unispal/document/anatomy-of-a-genocide-report-of-the-special-rapporteur-on-the-situation-of-human-rights-in-the-palestinian-territory-occupied-since-1967-to-human-rights-council-advance-unedited-version-a-hrc-55/
18 Le génocide et l’occupation par Israël menacent irrémédiablement l’autodétermination palestinienne, FIDH, 8 avril 2024 : https://www.fidh.org/fr/regions/maghreb-moyen-orient/israel-palestine/le-genocide-et-l-occupation-par-israel-menacent-irremediablement-l

L’article d’Agnès Maillot et le documentaire de Daniel Kupfertsein avaient, par ailleurs, l’avantage de pointer du doigt la complicité de la Presse – y compris Le Monde – et de la télévision dans la dissimulation de la réalité du 17 octobre 1961.
Je terminais cette évocation du 17 octobre par un passage des Damnés de la Terre de Frantz Fanon , rappelé et mis en exergue initialement par l’intellectuel algérien Khaled Satour , et qui annonçait déjà fort pertinemment le double standard, et le continuum colonial, des « consciences civilisées » que nous avons hélas grandement constatés depuis :
« Dès lors que le colonisé choisit la contre-violence, les représailles policières appellent mécaniquement les représailles des forces nationales. Il n’y a pas cependant équivalence des résultats, car les mitraillages par avion ou les canonnades de la flotte dépassent en horreur et en importance les réponses du colonisé. Ce va-et-vient de la terreur démystifie définitivement les plus aliénés des colonisés. Ils constatent en effet sur le terrain que tous les discours sur l’égalité de la personne humaine entassés les uns sur les autres ne masquent pas cette banalité qui veut que les sept Français tués ou blessés au col de Sakamody soulèvent l’indignation des consciences civilisées tandis que « comptent pour du beurre » la mise à sac des douars Guergour, de la dechra Djerah, le massacre des populations qui avait précisément motivé l’embuscade. »

J’emploie donc l’expression de mépris colonial car c’est bien elle qui est la plus juste pour rendre compte de ce qui a surgi après l’attaque du 7 octobre. Dans un de mes textes, intitulé « Algérie, décoloniser le regard », publié les 2 et 3 aout 2022 dans Le Soir d’Algérie, j’alertais, dans le sillage de mon ouvrage Hirak et propagande médiatique en contexte postcolonial des effets du déni colonial en France et de la nécessité d’avoir un regard décolonisé pour comprendre l’Algérie. Mais, hélas, plus que du déni, c’est du mépris dont il faudrait maintenant parler. Car, après le 7 octobre, nous n’avons pas été témoin de la poursuite du « conflit israélo-palestinien » ou d’une « guerre Israël Hamas ». Nous avons, au contraire, constaté la manifestation sans retenue du mépris colonial – celui d’Israël et de ses alliés, au titre duquel l’Etat français. Et c’est bien celui-ci qui a permis le génocide perpétré par le gouvernement et l’armée d’Israël, avec les armes et l’assentiment des USA et de puissances européennes – Allemagne et France en tête.
Je parle de mépris colonial car il convient ici, comme en d’autres contextes, de ne pas essentialiser les choses. Il ne s’agit pas d’un conflit entre le soi-disant monde judéo-chrétien et le monde musulman, et encore moins entre le monde civilisé et la barbarie. À l’avant-garde de la dénonciation des crimes perpétrés par le gouvernement de Netanyahu et l’Etat d’Israël, on trouve des mouvements comme Jewish Voices for Peace aux USA ou l’Union Juive Française pour la Paix en France, ou encore le jeune collectif Tsedek. Ce qui caractérise ces organisations, au-delà de la référence à la judéité et à la paix, c’est leur réelle prise en compte de la question coloniale et leur opposition au colonialisme où qu’il se trouve, et en particulier le sionisme. Dénoncer le mépris colonial, c’est à la fois bien sûr pointer du doigt le colonialisme de peuplement et le suprématisme , mais aussi les narratifs qui invisibilisent et méprisent in fine, le point de vue des colonisés. Ce mépris colonial on le retrouve, à des degrés divers, à la droite de l’échiquier politique en France, aux USA, en Allemagne, mais aussi à gauche. Il est surtout porté par la classe politico-médiatique dominante des anciennes puissances coloniales, ou des pays comme les USA qui se sont bâtis sur des colonisations de peuplement.
Le mépris colonial c’est bien sûr le soutien inconditionnel à l’Etat colonial d’Israël – celui de Biden, Macron, Braun-Pivet (présidente de l’Assemblée Nationale française), Ciotti (président du parti les Républicains)-
19 Frantz Fanon, Les damnés de la terre, La Découverte, 2002 [1961], p.86.
20 Quand le continuum colonial remonte à sa source, Khaled Satour, Mediapart, 9 octobre 2023 : https://blogs.mediapart.fr/khaled-satour/blog/091023/quand-le-continuum-colonial-remonte-sa-source
21 Cf. Philippe G. El-Hajj, « Cheikh Jarrah : Diagnostic d’un mépris colonial », Lundi Matin, 24 mai 2021 : https://lundi.am/Cheikh-Jarrah-diagnostique-d-un-mepris-colonial

– quand bien même les responsables politiques et militaires d’Israël aient annoncé publiquement leurs intentions génocidaires. Mais il ne se caractérise pas seulement par un soutien explicite. Il est parfois implicite, sous-entendu. C’est aussi, par exemple, les rédactions de France Inter, RFI et France Info qui convoquent son excellence l’Ambassadeur de Palestine en France, Mme Hala Abou-Hassira, dans de drôles de procès médiatiques, les jours suivant le 7 octobre, la sommant sans cesse de condamner les attaques des groupes armés… et qui ne l’invitent plus pour condamner Israël alors que son peuple est massacré et sa propre famille décimée. Le mépris colonial c’est justement quand la vie des colonisés comptent pour du beurre.
Outre le génocide en Palestine, le mépris colonial c’est également, bien entendu, la répression et le traitement médiatique des révoltes en Nouvelle Calédonie – territoire non autonome selon l’ONU –, ainsi que la lettre d’Emmanuel Macron (30 juillet 2024) s’alignant sur les positions marocaines, au mépris des droits légitimes du peuple d’un autre territoire non autonome : le Sahara Occidental.
Le mépris colonial c’est aussi ces écrivains algériens, maghrébins (ou plus largement du Sud), supplétifs néocoloniaux, islamophobes notoires, comme Kamel Daoud ou Boualem Sansal, portés aux nues par le bloc bourgeois français ; et dont la seule fonction consiste à prolonger, par la plume et le subterfuge, cette mystification, bien coloniale, de la « mission civilisatrice » de l’Occident… tout en faisant silence sur les crimes coloniaux et le génocide en cours en Palestine.
Le mépris colonial c’est également ces intellectuels, en France, qui s’inquiètent de la montée de l’antisémitisme au sein de la gauche radicale , sans la moindre remise en question des atrocités israéliennes à Gaza et en Cisjordanie depuis des décennies et du génocide en cours depuis octobre 2023 ; et qui, plus encore, accusent d’antisémitisme celles et ceux qui dénoncent ce génocide, sans mentionner – malhonnêteté intellectuelle et mépris colonial obligent – que celui-ci est reconnu par la Fédération Internationale des Droits de l’Homme (12 décembre 2023) , la Rapporteur spécial sur la situation des droits de l’homme dans le territoire palestinien occupé (24 mars 2024) , l’University Network for Human Rights (15 mai 2024) et une foultitude d’intellectuels, de spécialistes du droit international et d’institutions sérieuses (cf. notamment mon texte Génocide en Palestine).
Le mépris colonial c’est enfin ces hommes politiques et intellectuels qui, contre toutes les évidences, s’opposent à ce qu’on parle de colonialisme lorsqu’il s’agit d’Israël .

Le génocide palestinien n’aurait en effet pu advenir sans ce mépris colonial, occidental, qui arme militairement, idéologiquement, diplomatiquement l’Etat d’Israël. Et il n’est pas étonnant de voir que ce sont les pays anciennement colonisés – en premier lieu l’Afrique du Sud avec sa procédure à la Cour Internationale de Justice et l’Algérie au Conseil de Sécurité de l’ONU (qu’elle a rejoint en janvier 2024) – qui ont été les premiers à s’opposer au génocide en cours, à soutenir les efforts de la Palestine pour un cessez le feu et une reconnaissance de l’Etat de Palestine.
« 22 Une partie de la gauche radicale a disséminé un antisémitisme virulent et subverti les valeurs qu’elle prétend défendre », Le Monde, 21 juin 2024.
23 Arrêter le génocide en cours en Palestine, l’appel de la FIDH à la communauté internationale : https://www.fidh.org/fr/regions/maghreb-moyen-orient/israel-palestine/arreter-le-genocide-en-cours-en-palestine-l-appel-de-la-fidh-a-la
24 Anatomy of a Genocide – Report of the Special Rapporteur on the situation of human rights in the Palestinian territory occupied since 1967 to Human Rights Council – Advance unedited version (A/HRC/55/73) : https://www.un.org/unispal/document/anatomy-of-a-genocide-report-of-the-special-rapporteur-on-the-situation-of-human-rights-in-the-palestinian-territory-occupied-since-1967-to-human-rights-council-advance-unedited-version-a-hrc-55/
25 Genocide in Gaza: Analysis of International Law and its Application to Israel’s Military Actions since October 7, 2023 : https://www.humanrightsnetwork.org/genocide-in-gaza
26 Je recommande ici la lecture de deux textes de Ron Naiweld et Catherina Bandini, « En 1907 déjà, le spectre d’un génocide en Palestine », Orient XXI, 8 août 2024 : https://orientxxi.info/magazine/en-1907-deja-le-spectre-d-un-genocide-en-palestine,7511 ; « Parler de la colonialité de l’État d’Israël ne revient pas à souhaiter sa destruction », La Croix, 8 août 2024 : https://www.la-croix.com/a-vif/parler-de-la-colonialite-de-l-etat-disrael-ne-revient-pas-a-souhaiter-sa-destruction-20240808
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*Yazid Ben Hounet est anthropologue, chargé de recherche au CNRS, membre du Laboratoire d’Anthropologie Sociale (Paris).

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